À
mon père
Depuis
deux ans, les hommes ont un mois complet par année pour parler des
enjeux touchant la condition
masculine.
Aucun équivalent féminin, surtout pas la Journée
mondiale de la femme [sic!],
le 8 mars de chaque année.
Aux dires de certains, il s'agit en premier lieu de ramasser des
fonds pour la recherche contre le cancer de la prostate. Toutefois,
dans
les discours publics, médiatiques et quotidiens, il est difficile de
faire la part des choses entre une campagne de levée de fonds et un
mouvement masculiniste de réaffirmation de la domination des hommes
sur les femmes; l'ambiguïté étant elle-même au cœur des
objectifs du mouvement : « De
grandes étapes ont été franchies dans le monde pour changer les
attitudes et les habitudes relatives à la santé masculine, mais il
reste encore beaucoup à faire pour rattraper le mouvement
pour la santé féminine. Grâce
à la moustache, Movember espère concrétiser sa vision d’exercer
une influence durable sur la santé masculine en continuant, tous les
ans, de susciter les conversations et d’accroître la
sensibilisation à cette question1 ».
Ainsi, partageant la santé en deux sexes, militant non pas pour une
maladie précise comme c'est le cas en santé des femmes, mais pour
un ensemble flou de maladies exclusives et/ou plus fréquentes chez
les hommes, on en vient à ériger une définition (des dictats) de
la masculinité et de son rapport avec les autres êtres humains,
c'est-à-dire les femmes ainsi que les hommes qui ne se conforment
pas à ces dictats.
Parallèles
avec la rhétorique antiféministe du masculinisme
Partant
d'une prémisse douteuse selon laquelle, mondialement, le mouvement
pour la santé des femmes aurait de l'avance sur celui des hommes,
faisant fi de la situation des femmes à travers le monde qui
pourrait justifier une telle mobilisation (que les femmes ont moins
accès aux ressources, que ce soit en matière de nutrition,
d'éducation, d'accès à l'emploi ou d'accès à des soins de santé
par exemple, et ce, partout sur la planète ou encore que la
recherche médicale a mis du temps à s'intéresser spécifiquement à
la femme, prenant l'homme comme un référent universel du genre
humain), le mouvement Movember
s'inscrit en réaction
au mouvement féministe et se définit comme en rattrapage
par rapport à celui-ci; ce qui est une constante des mouvements
antiféministes (Fathers for Justice,
par exemple). De plus, l'accent est peu mis sur les problèmes en
tant que tels, mais plutôt sur une valorisation du masculin – de
ce que l'on considère traditionnellement masculin – dans une
entreprise de compétition de virilité.
La
moustache : symbole de pouvoir masculin
Il
est intéressant de souligner que la voie choisie par les hommes pour
revendiquer la mise en avant-plan des problèmes liés à leur genre
– c'est-à-dire à leur sexe physique et à leur sexe social –
est celle de la symbolique. En effet, parmi les signes qu'aurait pu
choisir le mouvement (ruban de couleur, macaron, vêtements
distinctifs, etc.), c'est celui de la pilosité faciale qui a été
retenu. Et pas n'importe laquelle : la moustache. Alors que la
barbe est symbole de sagesse et d'intellectualisme (pensons à
Socrate ou à Hubert Reeves) dans notre imaginaire moderne
occidental, la moustache est un symbole de pouvoir (Hitler, Staline,
Chuck Norris, Zoro, V for Vendetta – ou Fawkes le visage
d'Anonymous). Encore là, pas n'importe quel pouvoir, puisque la
moustache des femmes n'a pas du tout cette connotation (pensons à
Manon Massé de Québec Solidaire qui a osé se montrer au naturel,
entraînant des réactions allant de la curiosité à l'indignation
dégoûtée, mais aucune fierté virile). Ainsi, utilisant la
symbolique du pouvoir masculin, le groupe à l'origine des Movembers
à
travers le monde travaille à renforcer le genre sexuel – que
l'on appelle à tort la masculinité et que l'on traite comme s'il
s'agissait d'une essence distincte de la féminité, son opposée –
creusant à la fois le gouffre des différences sexuelles et
travaillant à rétablir les ségrégations de sexe et l'exclusion
des femmes ainsi que la négation d'hommes autres (différents) que
ceux répondant aux critères de virilité.
La
réaffirmation de la suprématie du masculin
Ainsi,
les hommes se persuadent que leur moustache – et la pilosité en
général – est un signe distinctif de l'homme par rapport à la
femme, niant la pilosité naturelle des femmes, renforçant ainsi les
constructions sociales genrées – un homme est ceci, une femme est
cela – selon le schéma très simpliste suivant : femme = pas poil;
homme = poil. De fait, on peut bêtement lire des affirmations comme
celle-ci : « Voilà
pourquoi je trouve que c'est un excellent moyen de sensibilisation
typiquement masculin
pour la cause que soutien le mouvement Movember2 ».
Cette exclusion du féminin et cette valorisation du masculin est
visible sans équivoque sur le site internet de Movember
et fils Canada3
dont le nom suggère une lignée de solidarité masculine de type
père et fils, mais en même temps très proche de la notion de
« fraternité » des milieux universitaires et
professionnels traditionnellement masculins (les ingénieurs par
exemple). En effet, les slogans apparaissant sur les pages :
« Tu seras un homme, mon fils »; ou encore les symboles
utilisés associés à l'excellence sportive et professionnelle au
masculin : la coupe et la cravate (en remplacement du
traditionnel ruban) rappellent un monde où le masculin avait un sens
précis, des rites de passage et des lieux de reconnaissance
spécifiques comme les sports d'équipe de type collégial ou
universitaire et les emplois traditionnellement masculins. Il s'agit
donc d'un mouvement de réaffirmation de la masculinité développée
en critères de virilité complètement distincts et opposés à la
féminité, et associées au pouvoir et à l'excellence; un mouvement
qui entretient une relation très particulière avec les femmes et
les hommes non-hétéros.
Rapport
hétéronormatif : le masculin en action, en relation de
complémentarité avec le féminin
Le
Movember
est un mouvement hétérosexuel, il n'en fait aucun doute. En effet,
les Mo Bros
(porteurs de moustache supposés recueillir des fonds et sensibiliser
leur entourage) sont tous en relation de couple avec des Mo
Sistas
(leurs blondes) comme le décrit Movember
Canada :
« Appuyés par les femmes de leur vie, les Mo Sistas, les Mo
Bros de Movember recueillent des fonds en cherchant à faire
commanditer leur moustache4 ».
Cette tentative d'inclure le féminin est très boiteuse, puisqu'elle
ramène les femmes à des compagnes de vie de l'homme en action tout
en excluant la possibilité de l'homosexualité du Mo
Bro
(malgré les représentants homosexuels du port de la moustache comme
les Village
People).
Pareil discours, à ma connaissance, n'a jamais été entendu du côté
des mouvements féminins de sensibilisation des femmes à leur santé,
ni la re-création d'espaces clos de légitimation qui inclurait les
hommes uniquement à titre de subalternes ou de sympathisants. De plus,
les façons proposées aux filles de se montrer solidaires renforcent
à leur tour les standards de genre tout en maintenant l'idée de la
distinction absolue basée sur la présence ou non de poils sur le
visage : « Les ongles avec des dessins de moustache, les
bijoux, le body-painting, les moustaches artificielles, tout y passe.
En soutien à la cause, la fille affiche en mode artificiel ce qui
lui manque en nature: du poil. Qu’est-ce que vous dites? Les filles
aussi ont du poil dans la nature? Ouin, bon. Elles ont payé cher
pour ne plus en avoir, mais elles en achètent du faux pour Movember.
C’est un peu ça l’idée!5 ».
Avec tout ça, et à cause de l'absence de lien direct entre la
campagne de promotion de la pilosité masculine et, par extension, du
masculin en général, avec la cause soutenue, c'est-à-dire le
cancer de la prostate et les maladies mentales plus présentes chez
les hommes (il est scientifiquement faux de parler de maladies
mentales « masculines » tel qu'écrit sur le site du
Movember),
on en vient à oublier les objectifs de départ. De départ?
Le
but de la campagne Movember :
une cause instrumentalisée
Le
premier but, avant même celui de la sensibilisation des hommes à se
responsabiliser face à leur santé – le mot responsabilité n'est
en fait employé nulle part – ou encore celui de travailler
ensemble à une immense levée de fonds pour la recherche médicale,
est le concours de moustache. « Le 1er
novembre, les gars, rasés de près, s’inscrivent à Movember.com.
Le reste du mois, ces hommes altruistes et généreux, qu’on
appelle les Mo Bros, taillent, entretiennent et cirent leur moustache
pour qu’elle figure parmi les plus belles6. »
Bien sûr, l'idée d'un concours auquel presque tous les hommes
peuvent participer, devenant ainsi des symboles publicitaires
ambulants et, on espère, des cueilleurs de fonds pour la cause, est
une idée géniale. Toutefois, la position masculiniste et
antiféministe à l'origine du mouvement, le choix du symbole, la
valorisation de la virilité qui prennent le pas sur la levée de fonds
et l'exclusion des personnes non-viriles sont très inquiétantes.
Pourquoi le Movember
suscite-t-il un intérêt médiatique et populaire ainsi qu'une
adhésion spontanée dans la population?
On pourrait se poser la
question à propos de tout ce qui concerne la « cause »
des hommes. Les médias sont de grands publicitaires des questions
masculinistes (pensons au traitement des drames familiaux et
conjugaux qui visent à amoindrir la responsabilité du père – le
responsable, dans l'immense majorité des cas, des meurtres familiaux
– ou à symétriser les crimes commis par les hommes et les femmes,
ou encore à l'intérêt pour la défense des droits des pères et
toute la désinformation propagée par l'invitation de
« spécialistes » de ces questions, des hommes
masculinistes dangereux pour l'égalité entre les hommes et les
femmes, qui, dotés d'une formation en psychologie, comme Yvon
Dallaire par exemple, se permettent de faire la promotion de la
domination des hommes sur les femmes sur les bases d'idées de nature
des sexes ou encore de recherches « scientifiques »,
alors qu'aucun contre-discours n'est présenté, alors qu'il existe
des spécialistes proféministes) comme ils ont été de grands
renforçateurs de préjugés à l'encontre des étudiant-e-s pendant
le mouvement étudiant de 2012. À l'inverse, la « cause »
des femmes (violences sexuelles et conjugales, pauvreté, précarité
du travail, discriminations systémiques, publicités et
représentations culturelles sexistes) ne suscite pas cet engouement ni
cette mobilisation des médias.
Dans
la population, la conséquence directe de la propagande médiatique
est une adhésion complète doublée d'un sentiment de culpabilité
envers les hommes que l'on aurait oubliés pendant qu'on travaillait
à des levées de fonds pour la recherche contre le cancer du sein...
comme si chaque action vers une cause liée à un sexe était une
inaction et même un dommage envers l'autre sexe! Cette attitude
résonne avec l'idée que l'homme est l'Homme, c'est-à-dire le
référent général en matière de genre humain, tandis que la femme
en est une expression spécifique, une catégorie à part. Par
conséquent, les causes des femmes ne rejoignent pas le genre humain
tandis que celles des hommes devraient d'emblée toucher tout le
monde.
Exploitation
des femmes : participation/exclusion
Ainsi,
le Movember
veut rejoindre les deux sexes, demandant aux femmes de travailler à
la cause sans aucune reconnaissance, car seuls les participants
masculins pourront gagner le concours. Il est particulier de voir des
règles aussi inégalitaires, mais l'idée que c'est une « cause »
rend la constatation et la critique plus difficiles. Pourtant, en
comparaison, aucune levée de fonds pour les maladies féminines
n'utilise un tel système de participation invisible et d'exclusion
de reconnaissance d'une partie des participants fondé sur le critère
du sexe (dans un marathon au profit de la recherche sur le cancer du
sein, c'est le premier participant à terminer le parcours qui
remporte le premier prix, pas le premier avec du poil sur les
jambes). Au contraire, les mobilisations pour amasser des fonds pour
la recherche contre le cancer du sein sont en lien direct avec la
maladie : donner un soutien-gorge, se raser la tête. De plus,
elles encourent surtout la participation des femmes, sauf dans les
événements mixtes comme la Course à la vie, mais sans critère
discriminatoire. Revendiquant une certaine féminité - toute aussi contraignante et matière à critiques pour cette raison - (ruban rose,
site entièrement rose, porte-parole correspondant aux standards de
genre), celle-ci n'est pas érigée en modèle d'excellence suprême
et n'est pas non plus normative et prescriptive. Elle est simplement
utilisé pour rejoindre un certain nombre de femmes qui s'identifient
ou se reconnaissent dans ces symboles associés au féminin.
Heureusement pour les femmes, le Movember
n'organise pas les campagne pour la recherche contre le cancer du
sein ou en faveur de l'allaitement (on en a assez, c'est vrai, avec
Mahée Paiement), car une telle idée de compétitivité entre femme
fondée sur des critères conventionnels de la féminité –
l'absence de virilité – n'aurait pas eu un tel succès et n'aurait
surtout pas suscité une adhésion spontanée à travers la
population d'hommes et de femmes ainsi qu'une promotion gratuite et
importante de la part des médias7.
Une
campagne à effets secondaires indésirables
Bref,
en recréant un monde où domine le masculin sous le prétexte de
ramasser des fonds, Movember
choisit
ses règles, exploite la gent féminine sous le couvert de l'amour et
du dévouement envers son conjoint ou un membre masculin de son
entourage, et permet ainsi un espace de légitimation entièrement
masculin – le masculin tel que définit par le mouvement et non
uniquement le sexe masculin –, comme dans « le bon vieux
temps »! Bien sûr que, pour plusieurs, dans le contexte
médiatique antiféministe actuel, cette idée est intéressante :
le retour des privilèges pour les hommes et de l'exploitation du
travail bénévole des femmes! Les médias ont si bien invisibilisé
les injustices et la discrimination que subissent les femmes à cause
de leur sexe qu'une partie importante de la population est persuadée
que nous avons atteint l'égalité... même que le féminisme serait
allé trop loin! Pourtant, une campagne de promotion de la domination
des hommes sur les femmes n'a rien d'égalitaire et nous rappelle que
le féminisme est, plus que jamais, nécessaire.
Enfin,
derrière la cause presque utilisée comme un prétexte, ou, en tout
cas, instrumentalisée et secondarisée, on assiste
en fait à une réaction antiféministe, c'est-à-dire à un refus de
l'égalité entre les sexes et à un refus des critiques des genres
sociaux et de la virilité à laquelle est attachée la notion de
suprématie et donc de domination sur les femmes et les hommes
non-virils (dont les non-hétéros). Ainsi en témoignait un
internaute étonné par l'ampleur du mouvement et l'invisibilité de
la cause défendue : « J’ai
l’impression que le geste l’emporte désormais sur la cause7 ».
De mon côté, j'ai l'impression que le geste précède la cause. À
quand une campagne défendant une cause liée aux hommes de manière
subversive, égalitaire et inclusive, vraiment rassembleuse?
Références :
1L'italique
est de moi. Movember et fils Canada.
http://ca.movember.com/fr/about/
2L'italique
est de moi. Éric Doyon, « Le Movember : une affaire de
gars... et de poils », Section Arts et culture, Histoire,
Affaire de gars. Magazine pour homme,
9 novembre 2012.
http://www.affairesdegars.com/arts-culture/histoire/eric-doyon/le-movember-une-affaire-de-gars-et-de-poils.htm
3Movember
et fils Canada.
http://ca.movember.com/fr/about/
4Movember
et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/
5Catherine
Voyer-Léger, « Movember au
féminin », Détails et dédales, 9 novembre
2012. http://cvoyerleger.com/2012/11/19/movember-au-feminin/
6Movember
et fils Canada. http://ca.movember.com/fr/about/
7Voir à ce sujet la "Une" de l'Impact Campus, journal étudiant de l'Université Laval. Sans critiquer bien sûr l'idée de mettre en valeur une cause, je veux mettre en évidence le traitement différencié, puisque je ne trouve pas de "Une" réservée à une cause concernant les femmes dans ce journal. http://www.ossopom.com/2012/1http://www.blogger.com/blogger.g?blogID=6938051877851703203#editor/target=post;postID=66269600653330205831/13/impact-campus-13-novembre-2012/
L'article qui suit : http://impactcampus.qc.ca/actualites/movember-sors-ta-mo-bro_5870
7Voir à ce sujet la "Une" de l'Impact Campus, journal étudiant de l'Université Laval. Sans critiquer bien sûr l'idée de mettre en valeur une cause, je veux mettre en évidence le traitement différencié, puisque je ne trouve pas de "Une" réservée à une cause concernant les femmes dans ce journal. http://www.ossopom.com/2012/1http://www.blogger.com/blogger.g?blogID=6938051877851703203#editor/target=post;postID=66269600653330205831/13/impact-campus-13-novembre-2012/
L'article qui suit : http://impactcampus.qc.ca/actualites/movember-sors-ta-mo-bro_5870
8André
Péloquin, Urbania, 11
novembre 2012. http://urbania.ca/blog/3527/une-histoire-de-poils
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