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"La soirée est (encore) jeune" et les boys'club : c'est la faute au patriarcat!

Le titre résume bien l'idée principale que j'ai retenue de la longue tirade de Fred Savard le 20 septembre dernier, nommé "le billet de Fred Savard", en réponse à la critique venant de féministes radicales hystériques (ah, cet utérus, quel tyran!) à la voix rêche et aigüe (du moins, selon l'imitation qu'en fait Savard) accusant l'émission radiophonique La soirée est (encore) jeune diffusée à Radio-Canada d'être un boys'club. 

J'ai déjà évoqué ce concept dans un autre billet en parlant de l'émission Tout le monde en parle ou encore dans une critique des événements sportifs supposément rassembleurs et mixtes comme le Super Bowl. Je pouvais toutefois faire un peu de déni pour l'émission TLMEP, car Guy A. Lepage et ses acolytes sont "d'une autre génération", et continuer de croire qu'un discours se voulant plus actuel serait plus sensible à la question de l'inclusion et de la diversité des représentations. Seulement, la réponse de Savard, même si elle ressemble à une diarrhée verbale ou à un discours de fou à la The Sound and The Fury, se voulant volontairement contradictoire, insensé, parsemé de lieux communs et de préjugés présentés comme ironiques, n'en est pas moins un discours et une réponse que l'on peut se permettre de décortiquer un peu ici.

En intro, dévalorisation de l'univers féminin et sanction de désapprobation masculine


Tout d'abord, Fred Savard ouvre son intervention en rapportant son désintérêt pour le référendum des Écossais qu'il justifie notamment par sa perplexité devant le costume traditionnel des hommes écossais comportant UNE JUPE (notez la dévalorisation des hommes qui portent un vêtement associé, ici, aux femmes).

Ce n'est pas la première fois que des références au féminin servent de motifs de dévalorisation dans les propos entendus à cette émission. Il y en a en fait un peu partout, clairsemés ici et là, comme c'est le cas chez plusieurs humoristes. Le sexisme comme motif de dévalorisation de l'univers féminin consiste à faire systématiquement (de façon répétée et systémique), à l'intérieur de blagues, une association entre ce qui est féminin et ce qui est moins bon ou carrément poche dans le but de faire rire ou de ridiculiser une personne. Dans l'exemple précédent, un homme + une jupe = un gars louche = ahahah. J'ai traité également d'une autre forme de sexisme en humour qui a trait aux insultes ou aux analogies dénigrantes dans ma critique de l'humour de Jonathan Roberge et j'invite donc les animateurs à un brin de lecture complémentaire (yé, comme à l'école).

Le contraire de cette forme de sexisme est de dénigrer les femmes qui auraient des caractéristiques associées traditionnellement aux hommes. Je pense à tout ce qui a été dit concernant la "moustache" de Manon Massé à cette émission. Ce à quoi elle répond dans un article d'Urbania : «C’est très rare qu’on va rire d’un homosexuel qui n’est pas efféminé ou d’une lesbienne qui n’est pas masculine. Moi, je suis victime de transphobie, c’est-à-dire d’une peur du mélange des genres, parce que je ne corresponds pas à l’image stéréotypée de la femme. Pourtant, je suis née femme et je suis fière d’être une femme».

Dans l'émission dont il est question ici et à l'intérieur même de l'intervention de Fred Savard, cette transphobie est également présente par la référence à des féministes doctorantes en sociologie qui "sont plus masculines que moi [Savard]". Ce sont de vieilles blagues sur le motif des femmes-hommes ou femmes-monstres qui nous ramènent aux propos méprisants de Henri Bourassa contre le droit de vote des femmes au début du siècle dernier.

Cette forme de sexisme en humour que l'on pourrait appeler la sanction de la désapprobation masculine est supposée discréditer la valeur ou l'expertise ou la capacité ou les compétences de la femme sur qui porte l'accusation. Après tout, être une VRAIE femme, c'est-à-dire correspondre aux attentes des hommes en matière de "féminité" ET rechercher leur approbation EN PLUS de répondre à tous leurs besoins et d'entretenir leurs descendants, est le réel but premier-fondamental-essentiel de toutes les femmes. Tout ce que les femmes font sans cela ne vaut pas grand chose.

Mesdames, prenez-en bonne note, car même Savard ou ses collègues Jean-Philippe Wauthier ou encore Jean-Sébastien Girard vont vous le rappeler; même si vous ne leur avez pas demandé, même si vous ne les connaissez pas, même si vous les appréciez, même si vous les trouvez ben caves, car ils se réclament du PRIVILÈGE MASCULIN de pouvoir approuver ou désapprouver la féminité de toute femme, peu importe la richesse de ses combats, la profondeur de ses recherches ou la longueur de son CV. Un peu comme Airoldi et ses "contraventions de style" qui sont juste une autre forme de cette exigence masculine d'approbation de notre féminité. Voulez-vous voir mon vagin, avec ça? Est-il conforme?

  (Le déjeuner sur l'herbe, de Manet)

Accouche, qu'on baptise! La tirade en elle-même...


Mais outre le fait de faire fréquemment des blagues sexistes, la tirade de Savard est l'équivalent de la définition de boys'club et une contre-invitation très claire pour les femmes humoristes à déposer leur candidature pour l'émission tout en se plaignant en contre-discours que c'est ben dommage que les femmes humoristes ne postulent pas...(gnan gnan gnan snif snif*)



En général, j'ai retenu qu'il paraît que les critiques accusant les animateurs de l'émission radiophonique La soirée est (encore) jeune sont nulles et non avenues parce que c'est la faute au patriarcat! (C'est drôle, j'entends la voix de Milhouse dans les Simpsons : "C'est la faûte au patriarcâââât!").

En gros, c'est l'affirmation de Fred Savard, qui qualifie lui-même ses propos de "brainstorming" de n'importe quoi, exploration d'hypothèses, il ne faut surtout pas croire qu'il en pense un seul mot, même s'il nous crache dans la face des étrons-longs-de-même. On est en plein dans.....le.... ?

SEXISME IRONIQUE! (qui a eu la bonne réponse?) 

 

 (Feminist Frequency, Retro Sexism and Uber Ironic Advertising)

En humour, c'est vraiment grossier, c'est juste de dire quelque chose de sexiste et de dire en même temps que c'est juste une joke! En gros, c'est comme dire à quelqu'un, quand t'as 5 ans : "t'es gros, t'es lette pis tu pues... ah ah! c'tune joke!" Pis là, l'autre peut pas pleurer, parce que c'était une joke; même si c'était super blessant et complètement impertinent; même si le pas-fin sait très bien que ce qu'il a dit est pas-fin; et même si la victime sait aussi très bien que ce que le pas-fin a dit il le pensait et que c'est pas-fin. Version gars macho d'âge adulte (du moins, on le suppose), ça donne un peu la réplique de Savard : "Une femme dans l'émission, ça apporterait rien, juste des recettes de cuisine pis des seins nus... ah ah! c'tune joke!" ou encore les propos de Paquin contre la policière 728 qui ont déjà connu les rages hystériques de mon utérus infatigable.

Dans son argumentation, s'en suit une récupération des critiques féministes pleine de mauvaise foi se voulant... humoristique? Un antiféminisme ironique? Une nouvelle forme d'humour avancé pour intello?

Je résume :
  • Sur les concepts de diversité et d'inclusion (de toutes les personnes, de toutes les classes/orientations/capacités physiques/religions/appartenances ethniques/origines/alouette) : Donc, la présence d'hommes avec des orientations sexuelles diverses remplace la présence de femmes (yééé! hommes gays et hétéros; unissez-vous dans une saine misogynie!).
  • Sur le concept de plafond de verre : En fait, vu qu'il y a des filles qui sont plus haut que nous dans la hiérarchie salariale, même si elles travaillent dans l'ombre, ben ça fait de nous des marionnettes tirées par des ficelles... pis ten toé, CASSÉ! (à la Brice de Nice). Même si ce fait n'a absolument rien à voir avec la critique de boys'club, les blagues machoes ou les pratiques d'exclusion des animateurs d'une émission à l'autre...
  • Sur le concept d'essentialisme (dire que les femmes sont naturellement ceci et les hommes biologiquement cela) : Considérant que nous sommes pareils hommes et femmes, que nous apporterait une femme à l'émission? (on l'avait JAMAIS entendu celle-là) Donc, critiquer la non-représentation des femmes ou l'absence de voix féminine (voix non pas comme juste le son, mais comme également l'expérience particulière d'être-femme dans une société patriarcale) dans une émission radiophonique humoristique est un argument essentialiste! Les rapports sociaux de sexe n'existent pas avec ça? La sous-représentation? l'invisibilisation de la voix des femmes? de leur présence? dans le milieu de l'humour notamment.
  • Sur la socialisation genrée et les effets du patriarcat : Les conséquences du patriarcat expliqueraient aussi l'absence de femmes dans l'émission. Ce ne serait pas un problème de boys'club ou d'exclusion des femmes (ce qui est synonyme), mais bien soit les femmes elles-mêmes (par leur socialisation genrée qui leur fait craindre le ridicule) ou encore les facultés des hommes eux-mêmes (développées par leur socialisation genrée, ils ont moins peur du ridicules (qu'ils sont courageux, ces hommes!). Bref, peu importe le cas de figure en cause ici, ce n'est pas de not'faute, eh bon! Les féministes postulent pas et font juste râler! Sans compter les hommes victimes du patriarcat qui deviennent humoristes plutôt que préposés aux bénéficiaires...
Enfin, à quoi bon en discuter ou se remettre en question et faire le bilan des pratiques? C'est pas d'leû faute! C'est la faute au méchant patriarcââât, existant en soi comme une entité toute puissante complètement indépendante de leurs actions quotidiennes et de leurs décisions. Faut tellement pas parler des privilèges masculins, au cas où les hommes se sentiraient impliqués dans la domination masculine qu'ils perpétuent quotidiennement dans l'ensemble de leurs actions auprès d'inconnues comme auprès des femmes qui leur sont les plus chères. 

Méchantes fées-ministes au pouvoir troublant d'enfanter! (pouvoir théorique, je le rappelle, car en pratique, plusieurs femmes ne peuvent pas enfanter et d'autres n'enfanteront jamais) Accusatrices insensibles aux dommages dont les hommes sont victimes par la faute de ce maudit Bibendum Shamallow de patriarcââât! 




C'est ben beau, ces explications plus-que-douteuses du gars qui excelle en patinage artistique de haut calibre sur le thème de "Comment dire qu'on est un boys'club mais qu'on est responsable de rien dans cette situation et qu'on ne va rien faire pour la changer?" Car la chronique se termine sur cette conclusion : l'émission est, oui, une taverne, mais les femmes sont bienvenues. Ça griche comme invitation...



Mais après une telle réception de la critique féministe, QUELLE FEMME VOUDRA DÉPOSER SON CV?

La femme qui enverrait son CV, faudrait :
  1. qu'elle affronte le boys'club, connaissant la culture du milieu et les propos émis au cours des émissions passées (le machisme et le sexisme);
  2. qu'elle devienne le porte-étendard de toutes les femmes, qu'elle démontre que la présence des femmes est pertinente, alors qu'elle serait associée à tout un sexe de femmes toutes plus différentes les unes que les autres, elle deviendrai LA Femme et tout ce qu'elle ferait d'unique comme personne humaine unique au monde serait associé à ce que font "les femmes";
  3. qu'elle soit meilleure que la plupart des hommes de son métier, qu'elle prouve sa pertinence, le caractère unique et original de sa voix, alors que les hommes auraient juste à se présenter comme "correctes" dans le même contexte;
  4. qu'elle vive et reçoive ce flots de machisme et de sexisme qui ne quittera pas la culture du milieu de cette émission, tel qu'en fait foi la tirade de Savard, qu'elle s'y prépare, qu'elle se prépare à recevoir des commentaires sur le fait qu'elle a des seins, par exemple, ou qu'elle a - théoriquement du moins - la capacité à enfanter ou peut-être même des jokes sur son cycle menstruel ou hormonal;
  5. etc.?
Enfin, pour conclure, cette réponse est décevante, choquante, inappropriée. Car non seulement Savard démontre qu'il est au fait des critiques féministes et de leurs concepts, mais il s'en moque aussi allègrement, se lavant de toute responsabilité (lui et ses collègues, on s'entend) dans l'état de la situation concernant l'exclusion des femmes (ou le sentiment d'exclusion, car les deux sont importants), le maintien d'un boys'club... et ça n'aurait RIEN À VOIR avec leurs jokes machos et leurs propos sexistes répétitifs, bien sûr que non! Et on termine la chronique avec de bon gros rires gras!

C'est la faute au patriarcââât! 

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